Je suis là, assise sur un banc. Mes deux grands jouent, courent, rient, se disputent, s'occupent.
Sans moi.
Mon bébé est installé sur mon ventre, je le soutiens avec mon bras gauche, il est en train de téter.
Je suis là et pourtant je n'y suis pas. Je suis là physiquement, uniquement.
Je surveille mes enfants, je leur jette des regards distraits, vérifiant qu'ils ne courent aucun danger, répondant par un hochement de tête à leurs questions que j'ai à peine écoutées.
Toute mon attention est attirée par un écran. Un petit écran de quelques pouces seulement.
Dans ma main droite, je tiens ma vie virtuelle. Je suis en train de lire l'un des nombreux mails que je reçois chaque jour, je classe, je supprime, je réponds.
Je jette aussi de temps en temps quelques coups d'oeil sur Facebook et Instagram pour voir ce qu'il s'y passe. Je souris devant les enfants des autres qui jouent comme les miens sur une belle pelouse avec leurs ballons. J'aime les photos de ces "amis" que je n'ai jamais rencontrés, je commente certains statuts, réponds à quelques questions avec beaucoup plus d'attention que je l'ai fait quelques minutes avant à celles posées par mes enfants.
Je suis étape par étape le voyage de mon amie à l'autre bout du monde. Je voyage avec elle, comme si j'y étais. Ses photo sont belles, elle à l'air de s'amuser. J'ai l'impression de ne pas l'avoir quittée. Elle n'aura pas à me raconter son voyage à son retour puisque moi aussi, virtuellement, j'y étais.
Je relève la tête, je trouve qu'il fait beau, qu'il y a une belle lumière, que mes enfants sont bien habillés, que ça ferait un beau cliché. Je leur demande de ne plus bouger, je vais prendre une photo.
Ils savent ce que ça veut dire, ils se tournent automatiquement, me montrent leurs dos ou leurs profils sachant que je ne veux pas les montrer de face sur les réseaux sociaux. Je prends plusieurs clichés d'affilées pour pouvoir sélectionner le meilleur puis je leur dis qu'ils peuvent reprendre leurs activités.
Alors qu'ils jouent de nouveau sans moi, je sélectionne la meilleure photo de la série que je viens de prendre. J'applique un filtre pour la rendre encore plus belle et je la partage sur instagram.
Le verdict ne se fait pas attendre bien longtemps, mon téléphone résonne et me rassure. Ma photo plait, ils sont nombreux à l'aimer. J'ai même gagné quelques nouveaux fans.
Tout va bien.
Mon bébé a fini de téter. Je relève la tête pour m'apercevoir que mes enfants se sont éloignés. Heureusement, ils sont raisonnables et savent qu'ils ne doivent pas partir trop loin mais j'avoue, je ne les ai pas vraiment vus s'écarter.
Par contre je sais exactement où se trouve mon téléphone, au centimètre près.
Mon téléphone.
Il est devenu si présent, si important. Il contient les photos de notre dernière sortie en famille, la vidéo du premier sourire de mon Little Baby. Si je le perds, je perds une partie de ma vie avec lui. Une partie de vie qu'un inconnu pourra récupérer, fouiller, scruter, commenter, partager avec d'autres personnes que je ne connais pas.
Et tout à coup je réalise. Je réalise que depuis trop longtemps maintenant je vie ma vie par procuration, derrière mon petit écran.
Pourtant, mes enfants, sont là, eux, devant moi, bien vivants.
Ils ne m'attendront pas pour grandir. J'aurais beau prendre des centaines de photos et de vidéos, ils ne remplaceront jamais ces moments que je peux vivre, vraiment, et graver dans ma mémoire plutôt que sur une micro carte SD.
Demain, je peux perdre mon portable, ma maison, mon ordinateur, mes disques durs. Un vol, un incendie, un virus. Tout peut arriver, très vite. Mais tant que je suis vivante, ce qui est dans ma tête, ces souvenirs, ces rires, ces moments partagés me suivront à tout jamais. Rien ni personne ne pourra me les enlever.
J'aurais mis du temps à comprendre, à réaliser, emportée que j'étais par la spirale numérique qui englobe le monde depuis quelques années. Toujours plus vite, toujours plus fort.
Aujourd'hui, enfin, j'ai compris. Les photos, les vidéos et les réseaux sociaux permettent de partager, de communiquer, de se rappeler, c'est vrai. Ils ont l'avantage d'exister, ils permettent de se souvenir et peuvent même être à l'origine de belles histoires mais ils ne doivent jamais remplacer la vie, la vraie.
Je veux voir de mes propres yeux ma grand-mère souffler ses 90 bougies, mon bébé faire ses tout premiers pas, ma grande fille arriver à faire la roue et mon fils me réciter son tout premier poème. Je ne veux plus vivre ces moments derrière un écran.
Alors non, je ne vais pas tout arrêter, j'aime trop blogger. J'aime bien aussi ce monde virtuel, et ces réseaux sociaux qui m'occupent lorsque je suis seule. Ils me permettent de me sentir moins isolée dans cette nouvelle région dans laquelle je n'ai pas encore beaucoup de repères ni d'amis "réels" avec qui discuter.
Mais j'ai pris une bonne résolution, même si on n'est pas encore le 1er janvier : je vais lever le pied. Désormais, mon portable redeviendra un simple téléphone lorsque je serais avec mon bébé, mes enfants, mon mari, mes amis et ma famille.
Parce que c'est la vie, la vraie, avec ses hauts et ses bas, que je veux vivre pleinement. Pas cette vie virtuelle que l'on veut bien montrer, lisse et enjolivée.
Parce que ce sont mes enfants et mon bébé que je veux regarder grandir, avec passion. Pas ceux des autres, par procuration.